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En Ville


Ce post aurait pu s'intituler Ultra Moderne Solitude, comme la chanson d'Alain Souchon.

Dans les grandes villes, malgré la multitude, chacun(e) semble seul(e). Si l'on prend le temps de regarder les gens, ce que fait le photographe de rue, toutes et tous on un but, ils vont quelque part (ils vont faire leurs courses, ils ont un rendez-vous ou sortent d'un rendez-vous, ils doivent retrouver un(e) ami(e)). Même les touristes ont un objectif : une visite de musée, un site touristique, un monument qui figure sur leur liste de choses à faire et à voir...

Tout ce petit monde se croise et s'entrecroise sans le moindre contact, sans le moindre échange, chacun(e) dans ses pensées, sur l'écran de son téléphone, sa liste de courses, son guide touristique, son plan de la ville...


Il n'y a que le photographe de rue qui n'a pas de but précis. Il déambule, l’œil aux aguets, prêt à déclencher.


Trader - Milan (Italie) - Quartier de Porta Nuova, le quartier de la bourse et des affaires.

Boîtier Nikon D300 + Objectif Nikkor 50mm.

ISO 160 - 1/800s. à ƒ/2

Le trader/banquier/homme d'affaire qui sort du cadre comme on sort de scène est la seule trace humaine dans un "paysage urbain" rectiligne et aux rideaux de fer baissés. La photo est prise en fin de journée, au moment où les banques et la bourse ont fermé, le quartier est quasiment vide, à l'exception de ce banquier/trader/employé de bureau qui rentre chez lui/va chez le dentiste...


Même lorsque l'occasion se veut festive et conviviale comme pour une Exposition Universelle, l'architecture moderne rattrape et isole l'individu :

Milan - Exposition Universelle (2015)

Boîtier Nikon D300 + Objectif Nikkor 35mm.

ISO 400 - 1/8000s. à ƒ/2

Flashback

La photo de rue (ou Street Photography) est un genre ancien auquel Robert Doisneau, Robert Frank, Henri Cartier-Bresson (et bien d'autres encore) ont donné ses lettres de noblesse.

Vivian Maier est sans doute la photographe de rue qui me touche le plus; ses portraits des laissés pour compte de l'Amérique des années 50-60 ont un aspect cru qui donne toute leur humanité à ses sujets.

Vivian Maier

New York City - Mai 1953.

Pour Vivian Maier, c'est la personne qui compte. Rares sont les photos de Vivian Maier où l'architecture, la ville jouent un vrai rôle.

Vivian Maier

New York City - Octobre 1954

Le photographe belge Harry Gruyaert est un des photographes contemporains qui a mis en évidence cette froideur architecturale et l'isolement de l'individu dans la ville.

Il joue des lignes architecturales (le pylône sépare et isole les deux figures qui se trouvent sur la photo) pour constituer son cadre et composer ses images. La présence humaine y est ténue mais elle existe et donne toute sa dimension à l'image :

Harry Gruyaert

Ouarzazate (Maroc) - 1896.

Les deux figures qui "humanisent" la photo sont soit une ombre soit un personnage à demi éclairé mais dont le mouvement confère une dynamique à la photo.

Combien d'histoires peut-on imaginer à partir de cette simple image ? Qui sont ces deux silhouettes ? Existe-t-il un lien entre elles ? Où va cet homme sur son vélo ?

Chacune des photos de ce post peut donner lieu à des histoires et des scénarios qui n'appartiennent qu'à celui/celle qui les regarde.

Laissez aller votre imagination...

Genève - Quartier des banques - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/300s. à ƒ/5

Après avoir déambulé un peu dans le quartier, ce mur bleu attire mon attention. C'est la fin de matinée, le soleil n'est pas encore à son zénith et le bâtiment derrière moi projette une ombre intéressante sur le mur et en fait ressortir les nuances.

Je me poste sur le trottoir opposé et j'attends que passe une figure humaine. Je suis à bonne distance et je n'attire pas l'attention sur moi (c'est une différence énorme avec la Street Photography telle que pouvait la pratiquer Vivian Maier pour laquelle les sujets se prêtaient à la photo sans trop rechigner ou sans faire valoir leur droit à l'image ou à la privacy...).

J'ai décidé de centrer mon image sur la porte blanche pour laisser, à droite et à gauche, du champ à un individu en mouvement qui viendrait justement donner de la dynamique à ma photo.

J'attends donc qu'un personnage entre dans le champ (si possible avec des vêtements qui tranchent un peu sur le bleu du mur) et je déclenche.


En me déplaçant légèrement, je peux jouer davantage sur le contraste entre ombre et lumière.

Perdue dans ses pensées, cette femme va se faire engloutir par l'ombre sans même s'en rendre compte.

Genève - Quartier des banques - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/2000s. à ƒ/4.5

Attendre...

Il y a plusieurs façons d'appréhender la photo de rue : on peut déambuler en ouvrant bien l’œil pour saisir les opportunités qui se présentent ou on peut s'adonner à l'attente...

Henri Cartier-Bresson

Hyères (France) - 1932

J'ignore si Cartier-Bresson a dû attendre longtemps pour prendre cette photo mais, reconnaissons-le, ce cycliste capturé en plein mouvement (et tant pis s'il est flou) est l'élément qui donne de la vie à l'image. Sans lui, l'image serait tout aussi graphique et géométrique... mais sans âme.


Genève - Quartier des banques - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/16000s. à ƒ/3.6

L'endroit où j'ai pris les photos de ces deux femmes le long du mur bleu me plaît bien. La lumière et les ombres sont parfaites. Il y a une multitude de lignes qui vont me permettre de construire et composer mes photos. Je fais quelques tests pour affiner mes réglages... Et j'attends...

Il y a peu d'animation dans ce quartier en ce samedi matin, mais juste assez pour me fournir des sujets à inclure dans l'image.

J'attends, je guette, je suis à l'affût, seule personne immobile à ce carrefour que j'ai fait mien où les gens vont et viennent, vacant à leurs occupations.

Je fais plusieurs photos mais aucune ne me satisfait (mauvais timing pour déclencher, personnages pas forcément intéressants...) alors je continue à attendre...

Et puis ce cycliste entre dans le cadre !

Son pantalon et sa sacoche rouges font écho à la piste cyclable matérialisée au sol, son blouson et son sac jaunes rappellent le passage piéton que j'utilise pour "fermer mon cadre" au bas de l'image tout en jouant sur la dynamique de la perspective qu'il m'offre. Sur son dos, un violoncelle ! Une incongruité dans ce quartier !

J'ai juste le temps de déclencher une fois, juste au moment où mon cycliste se trouve entre la zone éclairée et celle à l'ombre sur le mur bleu en arrière plan ! La jambe droite est tendue et sa verticalité contraste avec l'horizontalité de la piste cyclable de la même couleur.

Un coup de chance ? Peut-être. Un "instant décisif" comme l'aurait dit Cartier-Bresson ? Peut-être.

Peu importe, mon attente a été payante et c'est tout ce qui compte.


Genève - Quartier des banques - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/15000s. à ƒ/5

Sur cette image, faite au même endroit que la précédente j'ai inclus le pylône pour plus de verticalité, un peu à la manière de Harry Gruyaert - à quel point sommes-nous (in)consciemment influencés et inspirés par les maîtres du genre ?


Gardant la même stratégie, je me déplace d'une centaine de mètres pour répéter le principe mais je suis moins convaincu... Il est temps de passer à autre chose.


Genève - Quartier des banques - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/2000s. à ƒ/4

Sur le vif


Attendre est une chose mais en ville, il faut aussi savoir être réactif.

En arrivant à un passage piéton, face au soleil, je mon œil est attiré par l'ombre d'un arbre sur la rue et le passage piéton.

Tiens, il y a sans doute quelque chose à faire.

Après quelques tentatives pour intégrer des piétons dans l'image, je me rends compte que cela ne mène à rien; il y a toujours quelque chose qui me gêne en arrière plan et mon cadrage trop droit ne va pas.

J'opte pour un cadre en biais qui me donne plus de dynamique.

Un cycliste (encore un !) rentre dans l'image et vient combler l'espace vide dans le coin supérieur gauche. Au passage, il m'apporte la touche humaine qui manquait.

Son ombre attire davantage le regard mais cela ne me gêne pas. Bien au contraire.


Genève - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/1500s. à ƒ/4

Toujours en jouant sur la géométrie de la signalisation genevoise, "à la volée", je fais une photo d'un coin de rue en profitant de la lumière rasante et de l'ombre projetée d'un arbre de l'autre côté. Ma "présence humaine" est limitée et ne se base que sur les jambes de mon piéton mais ils suffisent.

Genève - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/950s. à ƒ/4

De la lumière avant toute chose !

La lumière encore rasante du matin qui se faufile entre les bâtiments d'une ville crée des trouées de lumière dont il faut savoir tirer parti.

Continuant à déambuler dans Genève, je débouche sur une place. Il n'est plus très tôt mais on est encore en hiver et le soleil est encore relativement bas sur l'horizon.

Une lame de lumière passe juste entre deux bâtiments et vient illuminer le passage piéton.

Je me tiens à distance raisonnable des passants pour ne pas attirer l'attention sur moi et je commence à faire quelques images.

Sur les premières photos, il y a trop de monde, cela nuit à la construction de l'image que j'ai envie de faire. Trop de personnages sur une image brouille sa lisibilité et peut parasiter toute tentative de se "raconter une histoire" à partir de la photo.

Alors j'attends, je peaufine mon cadre et mon arrière plan. Le coté gris-bleu froid du béton à l'arrière plan forme un beau contraste avec ma zone de lumière et le jaune du passage piéton.

Deux ou trois photos de plus... Mais toujours pas le(s) bon(s) personnage(s)... Jusqu'à l'arrivée de cet homme pressé, la démarche vive.

J'ai le temps de faire deux photos. La première est trop décentrée. La seconde est meilleure. Il est en plein mouvement, le pied gauche est encore en suspension. La lumière souligne la courbe de son dos et l'arrière de son crâne. Je n'en demandais pas plus.

Le recadrage au format carré me permet d'éliminer le coin de ciel et de recentrer sur le contraste entre les bâtiment et cet homme qui traverse la rue.

Genève - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/1600s. à ƒ/3.6 - Correction d'exposition à -1IL (pour accentuer les noirs et le contraste)

Je termine ce post par une photo faite dans la vieille ville de Genève. Il n'y a pas que les quartiers modernes qui offrent des possibilités.


Dimanche, 10h du matin, le soleil est à nouveau assez bas et s’engouffre dans une petite rue pavoisée de drapeaux aux couleurs vives. Les ombres des maisons sur le bitume se découpent assez nettement. Les gens sont encore chez eux, pas grand monde ne se passe.

Je sens bien qu'il y a "un truc" à faire dans cette rue mais il me manque cette trace humaine dont il a été question précédemment.

J'attends...

... Pas très longtemps puisqu'une dame a la bonne idée de rentrer dans mon cadre. Je profite qu'elle me tourne le dos pour ajuster mon cadrage.

Je déclenche juste au moment où elle passe dans l'ombre; le haut de son ombre prolonge celle d'une maison de la rue et le soleil qui passe dans sa chevelure matérialise sa forme humaine pour donner vie à ma photo.

Je déclenche rapidement une deuxième fois mais il est déjà trop tard.

Ce n'est pas grave, j'ai eu mon "instant décisif".

Genève - Février 2020.

Fujifilm X-100F

ISO 200 - 1/1700s. à ƒ/4 - Correction d'exposition à -0.7IL (pour accentuer les noirs et le contraste)

Ce post n'avait pas pour vocation d'être un long exposé sur l'histoire de la photographie ou d'abreuver son lecteur/sa lectrice de considérations techniques un peu oiseuses.

J'avais juste envie de partager ce qui guide mes choix de cadrage et de prise de vue (qui ne révolutionnent rien mais s'inscrivent dans une longue histoire de la photo de rue).

Si des histoires ou des débuts d'histoires vous sont venus en regardant les photos, tant mieux.


Un dernier mot


Ce dernier mot n'est pas de moi mais de Paul Auster, écrivain américain.

En rédigeant ce post, m'est revenu le texte de l'une de ses nouvelles, Auggie Wren's Christmas Story (Le Conte de Noël d'Auggie Wren). Le narrateur y découvre le travail de photographe de son ami Auggie qui, chaque matin à la même heure, se poste au même carrefour pour prendre une seule photo de ce coin de New York.


Auggie was photographing time, I realized, both natural time and human time, and he was doing it by planting himself in one tiny corner of the world and willing it to be his own, by standing guard in the space he had chosen for himself.


Paul AUSTER, Auggie Wren's Christmas Story.

Published in The New York Times on December 25, 1990.


Je réalisais qu'Auggie photographiait le temps, celui de la nature et celui des hommes, et qu'il le faisait en se postant dans un minuscule coin du monde avec l'ambition de le faire sien, en montant la garde dans un espace qu'il s'était choisi.


(Traduction réalisée par mes soins)


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